Tori, le Grand Corbeau

C'est l'une de ces journées où le ciel est dégagé, où le froid vous transperce de part en part et où les bourrasques soulèvent de la poudreuse qui vient vous effleurer le visage, vous donnant une sensation désagréable de picotements causés par l'engourdissement des nerfs et de la peau. Les rayons du soleil font briller la neige qui recouvrait cette grande étendue de quelques kilomètres carré, entourée d'arbres. Étendue sur le dos, au beau milieu du vaste champ, Tori restait immobile, les bras et les jambes écartés en étoile, fixant le ciel hivernale dépourvu de nuages. Sa respiration était lente et quand elle expirait, un long panache de buée s'échappait d'entre ses lèvres.


Retour en arrière, le 4 février, deux ans plus tôt;

Il neige à gros flocons, le vent souffle, le ciel est couvert de nuages gris, c'est une vraie tempête de neige. Tori et son amie, Laetitia, se dépêchent d'enfiler leurs combinaisons de neige pour aller dehors.

- Dépêche-toi, Tori! Ce serait bête qu'il arrête de neiger avant qu'on ait pu sortir.

- Ce serait plutôt à toi de te dépêcher. Je te signale que je suis rendue à mettre mon manteau, alors que t'essaie encore de faire rentrer tes bottes dans tes salopettes.

- Gna gna gna... Profite de ton avance pour déblayer l'allée, dit-elle en pointant la porte, alors qu'elle se débattait avec sa botte droite.

Tori prit une pelle et elle sortie en riant. Juste quand elle finissait de pelleter la neige, le bruit de la porte de la maison qui s'ouvrait lui indiqua que son amie était sortie.

- T'arrives au bon moment.

- Aller, la dernière arrivée au champ va se faire enterrer par l'autre.

Les deux filles s'élancèrent, sans attendre, dans une course qui se voulait rapide, mais qui était ralentie par la hauteur de la neige au sol. Elles coururent sur une distance de 500 mètres, le long de la route qui traversait la campagne. En apercevant les clôtures couvertes de neige qui délimitaient le champ, Tori, qui crevait de chaud dans sa combinaison, accéléra et parvint à dépasser Laetitia avec qui elle était restée ex æquo. Elle n'était plus qu'à quelques mètres, quand Laetitia se jeta sur elle pour la plaquer par terre. Tori se retrouva écrasée sous le poids de son amie, le visage dans la neige froide.

- Égalité!

Tori, se dégagea.

- C'est faux. J'aurais gagné, comme toutes les autres fois.

- De quoi tu parles? C'est moi qui gagne d'habitude.

Laetitia ramassa de la neige et elle façonna une boule de neige qu'elle lança sur Tori. Elle répliqua en lui lançant de la neige et une bataille débuta. Les deux filles se poursuivaient à travers le champ jusqu'à ce qu'elles arrivent de l'autre côté et qu'elles s'affalent dans la neige, essoufflées, en rigolant à gorge déployée et elles restèrent pendant un moment, sans parler, ni bouger, à regarder le ciel gris. La neige tombait plus doucement à présent et le vent ne soufflait plus.

- Je vivrai éternellement pour avoir des journées comme ça.

- Ouais et moi, je voudrais vivre des journées comme ça éternellement.

- Nos points de vues ne sont pas si différents.

Un autre temps passa. Au loin, des corbeaux croassaient.

- Tori? Sais-tu pourquoi j'aime autant les corbeaux et plus particulièrement les Grands Corbeaux?

- Pourquoi?

- Parce que, les jeunes se déplacent souvent en groupe, un peu comme les ados, mais les couples qui se forment restent les mêmes pour la vie...

- Donc c'est une espèce fidèle.

- Exactement, mais il n'y a pas que ça. Dans plusieurs folklores et cultures anciennes de l'Asie du Nord-Ouest, de la Scandinavie, de la Sibérie, de l'Amérique du Nord, de l'Irlande... Bref, de l'hémisphère nord,  Le Grand Corbeau est considéré comme une divinité ou un symbole spirituel. En particulier chez les Celtes où il s'agissait d'un oiseau sacré. Il était considéré comme un messager divin et aussi comme un messager de l'Autre Monde...

- C'est beau.

- Très. Et tu va peut-être me trouver folle, mais... je me demande si... Si les corbeaux sont des esprits... Qui veillent sur nous.

- C'est possible...

Au bout d'une minute de silence, Laetitia se redresse.

- Bon! Ça suffit le papotage! On bouge! À toi de décider où on va.

- On pourrait aller se perdre dans les boisés.

- Haha, il y a juste toi pour avoir des idées comme ça.

Elles s'engouffrèrent parmi les arbres et elles marchèrent au hasard, pendant quelques minutes, jusqu'à ce que la rivière recouverte de glace et de neige se dresse.

- T'as vu ça, la rivière est gelée.

- Et alors?

- On pourrait la traverser.

- Non, ce n'est pas une bonne idée. On ne connait pas l'épaisseur de la glace.

- Oh, alleeeeer! D'habitude, c'est toi qui est intrépide.

- Oui, mais là, c'est dangereux.

- Mais non. Il a fait très froids ces derniers jours. Je suis sûre qu'une grosse couche de glace a eu le temps de se former.

Laetitia avance sur la glace, alors que Tori, un peu en retraite, soupire. Au quart de la rivière, Laetitia s'arrête et se retourne pour parler à son amie qui marche lentement et précautionneusement, 7 mètres en arrière.

- Tu vois. Je te l'avais dit que la glace était solide.

Elle avance encore d'une quinzaine de pas et se fige en entendant un craquement sinistre. La glace cède en créant un trou d'un mètre de diamètre qui grossit au fur et à mesure que la glace se fissure. Laetitia pousse un cri à "glacer" le sang, alors qu'elle se retrouve dans l'eau froide, accrochée comme elle peut à la glace qui continue de se fendre. Tori, sans réfléchir, court vers son amie pour la tirer de là, avant qu'il ne soit trop tard. Elle parvient à attraper l'une des mains de Laetitia et tire pour la faire sortir, mais le poids de son amie, mêlé à la force du courant la font glisser et elle tombe dans l'eau à son tour. Tori échappe un grognement à la limite du hurlement de douleur, au contact de l'eau glacée. En à peine quelques secondes, elle commence à ressentir l'engourdissement. Elle sait ce qui les attendent, elle et Laetitia, si elles ne parviennent pas à sortir.

- Titia, je vais te hisser hors de l'eau! Après, tu me tire du plus fort que tu peux!

- Je sens plus mes mains, j'y arriverais pas!

- Essaie quand-même!

Tori pousse son amie, avec difficulté, sur un bout de glace plus épais qui ne risque pas de se morceler. Laetitia parvient à sortir Tori et les deux filles tentent de retourner sur la terre ferme en ne pouvant que marcher à quatre pattes, incapables toutes les deux de marcher debout. À bout de forces, elles s'écroulent côtes à côtes, à mi-chemin entre la rive et l'endroit où la glace s'est brisée.

- Tor-ri... je... je sens plus mon corps...

- Quelqu'un v-va arriver...

- N-non... il y aura p-p-personne... j-je voulais t-te dire q-que...

- Tais-t-toi, tu vas pas m-mourir...

- T'as touj-jours ét-té ma... ma meilleure am-ie et tu-tu l-le rester-ras t-toujours... T-Tori Clark...

Retour au présent.
Tori se relève lentement, ôte la neige de sur ses jeans trempés, sans empressement, et ignorant l'inconfort, elle se dirige vers le cimetière d'à côté. Elle s'arrête devant une pierre tombale qu'elle connaît bien.

- Tu vois, Titia, aujourd'hui ça fait deux ans... Tu voulais vivre éternellement et tu vivras éternellement, car j'ai décidé de vivre pour toi. Depuis deux ans, j'ai l'impression que des corbeaux me suivent et veillent sur moi, donc je suis devenue un corbeau aussi, mais ne t'en fait pas pour moi, j'ai jurée que je garderais le sourire. Après tout, les Grands Corbeaux sont noirs, mais ça ne signifie pas qu'ils sont malheureux...

Tori sentait que les larmes commençaient à lui monter aux yeux, mais elle se força à les ravaler.

- Je suis aussi venue t'annoncer une grande nouvelle, mais il faut introduire le contexte avant. Après ce qu'il s'est passé, il y a deux ans, il se passait des trucs étranges avec les ombres des objets qui m'entouraient. Elles se déplaçaient toutes seules. J'ai finit par comprendre que, aussi fou que ça puisse paraître, c'est moi qui est à l'origine de ces mouvements. Comme un genre de pouvoir, vois-tu? Il y a quelques jours, j'ai reçue une lettre qui m'invitait à intégrer une académie spéciale en Europe, où il y a d'autres personnes comme moi. Je voulais t'annoncer que j'ai décidée d'y aller, mais je te promet que je reviendrais.