Solitude, voix. [Edi]

Je n'arrive pas à dormir. "Ça te manque." Je n'arriverai pas à dormir. "Tu veux recommencer." Je ne sais pas... Je ne sais plus, ont-elles vraiment tort ? Tuer est vraiment quelque chose d'unique, c'est comme une drogue, on commence, on recommence, puis on veut plus que recommencer. Ça commence à me bouffer de l'intérieur, lentement mais sûrement, en arrivant ici je voulais laisser mes jeux sanglants derrière moi, malgré tout, maintenant, j'aurais presque envie de recommencer... Qu'est-ce que tu racontes Fuanteina ? Tu délires ma vielle ! "Tu es lucide." Fermez vos gueules.

Y'a qu'une seule personne qui peut m'aider, là, tout de suite. Je prends mon portable en sortant de ma chambre : deux heures du mat'... Autant essayer. "Edi, on pourrait se voir en salle de musique ?" J'espère qu'elle va répondre, je commence vraiment à délirer là, et j'ai pas mes écouteurs en plus... Mais quelle conne, j'aurais pu au moins vérifier. Je marche rapidement dans les couloirs, mais toujours sur mes gardes. J'essaie de les ignorer tant bien que mal mais c'est pas gagné. Finalement j'arrive à la salle de musique, Edi n'est pas là mais ça ne m'étonne pas... Elle à au moins répondu au message... Je m'assois sur une chaise en l'attendant, et surtout, en essayant de me calmer... J'ai mon visage enfoui dans mes mains, je sais pas si je vais pleurer ou rire comme une folle... J'essaie juste de plus penser à rien.

D'habitude, les nuits de mélancolie, j'ai le casque sur les oreilles et les notes dans la tête, mais pas aujourd’hui.
 Aujourd’hui, je ne me sens pas bien, pas comme si j’étais malade mais pas comme si j’étais triste non plus. J’ai une sorte de nausée, un mal de ventre, des yeux fatigués. En vérité, j’en ai assez, je suis épuisée de ma vie… J’aimerais être dans mon village natal, entouré de ma famille, de mon meilleur ami, celui qui m’a fait aimer l’astronomie. Ils me manquent tous.
 J’ai beau m’être fait des amis incroyables ici, j’ai des pulsions, je me surprend à élaborer des plans en pensée pour m’évader, quitter cette vie. Mais je ne les met jamais en pratique. Pourquoi ? Bonne question. Qu’est-ce qui me retient ?

 C’est cette phrase qui résonne encore et encore dans ma tête. Je me redresse. Qu’est-ce qui me retient ? Je me lève. Qu’est-ce qui me retient ? J’ouvre la fenêtre et inspire une grande bouffée d’air frais. Qu’est-ce qui me retient de partir, courir, sauter, vivre ?
« Le passé. »
 Sans m’en rendre compte, j’ai murmuré moi-même la réponse à ma question. Mon passé m’empêche de vivre… Les souvenirs de mon enfance m’empêcheront à jamais d’être heureuse. Le visage de ma mère est ancré en moi, son sourire lumineux et son expression inerte à la morgue. Ses projets et la façon dont tout s’est arrêté. Comment mon père aurait-il réagi s’il n’était pas mort en même temps, lui aussi ? Il aurait sûrement pleuré toutes les larmes de son corps, sa voix se serait brisée en pleine phrase, il aurait entassé les lettres de condoléances dans un sac poubelle à la cave, dépité.
 Et moi, comment aurais-je réagi ? Je me serais sûrement cachée, je me serais tapie au fond de mon ventre ou dans mes pieds pour laisser le reste tout faire tout seul. Pilote automatique. Se lever, aller en cours, rire, sourire, rentrer, manger, dormir. Aurais-je explosé, à force ?

 Biip. Biip.
 La musique s’interrompt le temps de m’annoncer que j’ai un nouveau message, puis elle reprend sans que je bouge d’un poil. Je n’ai pas envie qu’on me dérange, en plus d’adore cette chanson - Spanish Sahara. Quelle heure il est, au fait ? Deux heures et treize minutes, m’annonce la grande horloge de l’académie que j’aperçois depuis ma fenêtre. Qui peut bien m’appeler à cette heure-là ? Je pose mon crâne sur mes bras, appuyée sur le rebord, et je réfléchis.
 La réponse atterrit dans ma tête immédiatement, comme une évidence. Fuanteina. Elle, c’est possible qu’elle soit debout en pleine nuit. C’est sûre même. Je saisis mon portable et décrypte les caractères pixelisés.

« Edi, on pourrait se voir en salle de musique ? »

 J’envoie un rapide message pour dire que oui, bien sûr, je suis toujours là pour toi, tu le sais bien. Enfiler un jean et garder mon haut de pyjama, attraper mes écouteurs et filer.
 J’arrive en salle de musique, l’endroit est éclairé par la lumière des étoiles ; seule la silhouette frêle de Fuanteina se distingue de la pénombre. Je m’approche avec un sourire et lui fait un câlin. Sans me jeter dans ses bras ni l’enlacer timidement, juste un câlin honnête, un « je suis heureuse de te voir », un soulagement. Voilà, un soulagement, je suis soulagée de la voir. En un sens, les voix, les doutes et les remords dans ma tête se taisent aussi.