Tu vois cette couleur là-bas ? Eh bien pas moi ! ~ Venda

Je tiens à m'excuser à l'avance. Contrairement à certains, l'histoire de ma vie est plutôt banale; des moments joyeux, des moments tristes, aucun de mes proches n'est décédé dans de tragiques circonstances, mes deux parents sont en vie, je n'ai jamais été maltraitée et je n'ai jamais vécue de traumatisme... Enfin, presque, mais ce n'est pas le genre d'expérience qu'on considère comme traumatisante. C'est plutôt le genre de chose toute bête qui nous arrive, qu'on a pas mérité et qui détruit notre vie entière mais... Oh et puis merde, laissez-faire. Moi aussi, je suis une victime de la vie ! Nous en sommes tous. Seulement, moi, je ne veux pas de votre pitié. Je l'emmerde votre pitié !

Les moments importants sont morcelés à travers des moments banaux, donc pour éviter à votre pauvre petite attention de s'ennuyer, je vais vous raconter ces morceaux de passages comme si je les vivais au présent, alors qu'ils sont dans le passé. Vous n'aurez qu'à faire attention à la "couleur" du texte pour savoir s'il s'agit du passé ou du présent. Mais d'abord, je vais commencer par vous donner l'origine de mon prénom, car je suis sûre que certains d'entre vous sont intrigués.

Si vous parlez l'italien, vous saurez ce que signifie vendemmia et dans le cas contraire, vous ne manquez pas grand chose. Si j'ai de la famille italienne ? Aucunement. J'ai simplement une mère plutôt... originale. Oh mais je vous en prie, appelez-moi Venda. Ce sera moins long. Les gens de nos jours aiment bien utiliser des abréviations.

Quant à Geistlicht, oui, c'est bien un nom allemand. Ça signifie esprit lumineux ou un truc du genre. Ce sont mes grands-parents paternels qui ont immigrés au Canada et qui ont apporté avec eux leur héritage.

Bon, je crois que je vous ai assez fait patienter. C'est le temps d'entrer au vif du sujet. Vous avez bien dissimulé votre impatience, mais je sais que vous mourrez d'envie de savoir comment c'est arrivé. Il n'y a aucun mal à cela, c'est bien normal d'être intrigué par l'inconnu.


Je cours dans les corridors de l'école en essayant d'attacher tant bien que mal la fermeture éclair de mon manteau. La prof aurait pas pu attendre un autre jour pour me parler de mes mauvaises notes ? J'vais être en retard ! J'aperçois enfin la sortie devant moi. Je pousse les portes, toujours en courant. Je n'ai pas vue la flaque de glace qui était là et...

Ça vous arrive d'avoir l'impression de vivre un moment au ralenti ? Un instant de quelques secondes qui semble s'étaler sur une éternité ? C'est à peu près ce que j'ai ressentie à ce moment-là.

Je glisse et je perds l'équilibre. Ma tête va frapper la rampe en métal, puis, s'en suit une longue chute dans les escaliers au cours de laquelle ma tête va heurter plusieurs fois les marches en béton.

J'ai été plutôt chanceuse de perdre connaissance rendue en bas de l'escalier. La douleur aurait probablement été insupportable, plus que lors de mon réveil à l'hôpital.

J'ouvre les yeux et les refermes aussitôt. La lumière m'aveugle et me fait mal. J'ai aussi très mal à la tête, c'est pire qu'une migraine. J'ai l'impression que mon crâne s'est fait écraser sous un rocher plusieurs fois. Une voix, celle de ma mère, m'annonce que j'ai déboulé les escaliers et que j'ai fait une commotion cérébrale. Elle m'apprend aussi que je suis restée comateuse durant une journée entière.


Un peu plus tard...

Un docteur arrive pour prendre en note mes symptômes. Entre temps, j'ai demandé à ma mère de me trouver des lunettes de soleil, car j'arrive difficilement à garder les yeux ouverts sans être éblouie. Le docteur me fait remarquer qu'avec le nombre de chocs que j'ai subi, c'est une chance que je n'ai pas de fracture du crâne ou pire. C'est peut-être pas une fracture du crâne, mais c'est pas rien non plus ! Je lui fais mentions de ma sensibilité à la lumière et de ma vision extrêmement trouble, mais il me répond que c'est normal et que ça fait parti des symptômes de la commotion cérébrale.

Sur le coup, je n'étais pas inquiète. Il s'agissait d'un docteur. Des cas de commotion cérébrale, il en voyait à chaque jour.

Je me réveille le lendemain. J'ai toujours mal à la tête, mais la douleur est un tout petit peu moins pénible que la veille. Mon père entre dans la chambre d'hôpital avec quelque chose dans les mains. À cause de ma vision floue, je n'arrive pas du tout à voir de quoi il s'agit, jusqu'à ce qu'il me donne l'objet en me disant :

- Tes amies sont venues les porter à la maison hier soir.

Ce sont des fleurs.

- Elles n'ont pas pu venir te voir et elles en sont vraiment désolées, mais elles espéraient que tu allais apprécier leur couleur.

Leur couleur ?... Je regarde les fleurs et je manque de crier, mais je suis trop stupéfaite pour ça. Leur couleur, je ne la vois pas. Je ne vois aucune couleur ! Alors que la panique s'empare de moi, je regarde se qui m'entoure. Dans la chambre, tout est gris partout. Depuis quand est-ce que c'est comme ça ??? Je repasse rapidement dans ma tête les souvenirs que j'ai de la veille. Aucune couleur ne me revient en tête. Qu'est-ce qu'il m'arrive ???


Deux semaines plus tard chez l'optométriste, après avoir passé plusieurs tests...

J'attend nerveusement, assise devant le bureau du médecin de la vue. Il cherche quelque chose dans sa paperasse, trouve le document qu'il cherchait et me fait sursauter en m'appelant.

- Vendemmia...

- Hein, euh Oui ?!

- J'ai les résultats des tests et ce que je vais t'annoncer ne sera pas facile.

Il soupire avant de poursuivre. Ce qu'il va me dire ne l'enchante clairement pas. À moins que ce ne soit parce qu'il sait que je risque de lui crier dessus... On verra bien.

- Tu es atteinte d'achromatopsie. Tu ne vois plus les couleurs et tu ne les reverras probablement jamais... Quant à ta vision, elle ne s'améliorera pas et tu conservas une sensibilité à la lumière. Tu vas devoir renoncer à certaines choses au cours de ta vie, comme conduire une voiture, par exemple.

- QUOI ?! Comment ça ?...

- Lorsque tu t'es frappée plusieurs fois la tête, l'un des chocs a dû causer une lésion cérébrale quelque part. L'une des parties du système qui te permet de percevoir les couleurs et de filtrer la lumière a très probablement été endommagé.

Je me lève debout et appuie mes mains sur le bureau.

- Et il n'y a rien qui existe pour rétablir ça ? Pas d'opération ? Pas d'implant ou d'appareil quelconque ? Ou bien...

- Non, il n'y en a pas, mais tu vas voir, tu vas finir par t'y habituer.

- M'y habituer ? Rien que pour lire un livre, je dois le placer à 10 centimètres de mes yeux pour voir clairement les caractères. Et pour traverser les rues... Vous y avez pensé ?...

M'y habituer, elle était bonne celle-là. Pourtant, c'est vrai, j'ai légèrement l'impression d'avoir toujours vécue comme ça, à quelques détails près. Mais au début, lorsque je suis retournée à l'école, ça n'a pas été de tout repos. De plus, c'est à ce moment-là que des choses d'étranges se sont manifestées...


Première journée de retour à l'école, à la fin du premier cours...

Jusqu'à présent, les choses n'ont été très faciles. J'ai dû foncer dans au moins vingt personnes, si ce n'est pas plus et je ne parle même pas de la façon dont je m'y suis prise pour débarrer le cadenas de mon casier. Je ramasse mes affaires à mon pupitre et je m'apprête à quitter la classe. Alors que je me retourne pour partir, quelqu'un qui se trouvait juste derrière moi me fait sursauter. Je pousse un petit cri de surprise et quelque chose de bizarre se produit à ce moment-là. Je vois distinctement toute la classe, ainsi que la personne qui se tient devant moi. Cela dure environ 5 secondes, mais au cours de ce laps de temps, j'ai l'impression que ma vue est redevenue normale. Mais qu'est-ce que...

- Mais voyez-vous ça, c'est Venda Geistlicht. Eh ben qu'est-ce qui se passe ma vieille ? Tu reconnais plus ton amie avec ces lunettes de soleil ?

Avec ce qu'il vient de se passer, j'en avais oubliée la personne.

- Eden Clark... Non, c'est pas ça, c'est juste que...

Eden Clark, l'une de mes amies d'enfance. Nous avons vécu beaucoup de choses toutes les deux, mais depuis que sa sœur aînée a quitté la maison, on dirait que sa joie de vivre est partie elle aussi. En un sens, je peux la comprendre un peu, sa sœur était vraiment sympathique et elle riait toujours à mes blagues... Cependant, aujourd'hui, mon amie est enjouée et sautille même sur place.

- Toi, t'es joyeuse aujourd'hui. C'est moi qui te fait cet effet ?

- En partie, oui. Je suis contente que tu sois de retour, mais j'ai aussi reçu une lettre de ma sœur !

- C'est génial ça. Est-ce qu'elle étudie encore dans une école en Angleterre ? Je me demande bien ce qu'elle peut étudier de particulier, alors qu'elle a seulement... eumh 16 ans, c'est ça ?

Eden arrête de sautiller et commence à jouer avec ses mains. Ça, c'est de la nervosité, peut-être due au fait de mentir.

- Euh... ouais, 16 et presque 17, c'est ça... Mais toi, ça va ? Pourquoi tu portes des lunettes de soleil ?

- C'est une longue histoire, je vais te raconter ça tantôt.

Finalement, je me suis rendue compte que le truc étrange qui s'était produit ce jour-là, c'était le premier et c'était loin d'être le dernier. Ça s'est reproduit plusieurs fois et ce n'est pas la seule chose bizarre qui est arrivée. Je me suis mise à entendre certains sons que personne d'autre n'entendait. Ça va vous paraître drôle, mais c'est en écoutant un documentaire sur les chauves-souris que j'ai capté. Et oui, au passage, j'ai choisie le mot "écouter", parce que regarder un documentaire, c'est pas évident pour moi. Bref, tout comme la chauve-souris, j'utilisais des échos d'ultrasons pour voir et ce n'était pas n'importe quels ultrasons, c'était ceux que je produisais...


Quelques semaines plus tard...

Alors que tentais d'apprivoiser cette nouvelle capacité, une lettre est arrivée par la poste. Elle me proposais de rejoindre une académie spécialisée en Angleterre. Une académie en Angleterre ? Tiens, ça me fait penser à quelque chose, mais je sais plus quoi... Au départ, je ne voulais rien savoir. Il n'était pas question que je m'en aille dans un autre pays, mais surtout Sur un autre continent, seule avec ma cécité. Cependant, ma mère, personne trop ouverte d'esprit qu'elle était a décidé que c'était une bonne idée...

- Venda chérie, ce serait vraiment une bonne idée que tu ailles à cette académie.

- J'arrive presque même pas à traverser une rue seule. En quoi ça serait une bonne idée ?

- Justement. Tu m'as dit que tu parvenais à faire de l'écholocalisation comme les chauves-souris. Cette école peut t'aider à développer ce don. Ça te sera très utile au cours de ta vie.

Je ne me serais jamais imaginée qu'un jour je parlerais si banalement avec ma mère d'un sujet si irréaliste.

- Mais j'ai des amis ici. J'ai une vie.

- Tu reste presque toujours à la maison et des amis, tu t'en feras d'autres. N'oublie pas non plus qu'il y a les réseaux sociaux pour garder contact.

Je voudrais lui dire que les réseaux sociaux ne valent pas les vraies relations, mais c'est inutile. Je commence à être à court d'arguments. Je vais devoir sortir l'arme ultime.

- Et puis, tu penses vraiment que je pourrais prendre l'avion toute seule ?

- Ne t'en fait pas pour ça. On viendra avec toi. C'est l'occasion rêvée pour ton père et moi de visiter l'Angleterre.

Bon eh bien plus le choix... Je vais devoir m'y faire... Académie Tsuki, j'arrive !