Le masque et le visage découvert [PV Fuanteina]

Comme d'habitude, je fais plusieurs fois le tour de l'académie à la recherche d'une pièce précise.
Le ventre grognant, je commence à désespérer. J'ai sauté le petit-déjeuner à cause de la fatigue. Il faut que je mange. En plus, je ne suis même pas sûre de pouvoir prendre un goûter... C'est très mauvais de chambouler ses horaires de repas... Tu démarres mal ta semi-indépendance Capu !

En désespoir de cause, presque en sueur d'avoir couru dans tous les sens, je demande mon chemin à un pion. J'ai hésité au moins deux minutes avant de me lancer, et je panique quand il me demande de répéter parce que ma voix était trop basse.
C'est donc le visage rougi par la gêne et l'effort que je me rend d'une démarche quasi-mécanique hors de l'académie, vers le réfectoire.

Sans surprise, l'endroit est aussi propre que le reste de l'école et dans les mêmes proportions (c'est mieux, vu le nombre d'élève qui ne cesse d'augmenter, à ce qu'il paraît).
J'observe le fonctionnement pendant quelques minutes (puisque j'ai oublié de poser des questions sur le dit fonctionnement à mon arrivée) avant de prendre un repas. Des pâtes, une salade de carottes, un yaourt et une banane encore un peu verte. Ensuite, repérer une place libre est assez simple : les autres élèves sont en train de partir en ville ou en cours. J'ai de la chance qu'une table proche des fenêtres soient libre. C'est une petite table avec une cruche. Largement suffisant pour moi. Pas moyen que j'ose m'incruster à la table d'inconnus, de toute façon.

Par contre, il faudrait vraiment que j'arrête de regarder mon plateau quand je marche. Ça évite de croiser le regard des gens, certes, mais ça donne l'air fermé et associable. Or, ça serait pas mal de lutter contre la timidité et de se faire des amis.

Je m'assied donc, en silence, en scrutant les gens qui passent, pour manger en contemplant le ciel.

J'ai cru que cette matinée n'en finirais jamais... Je vais pas encore une fois te raconter ma vie, j'imagine que ça t'intéressera au plus aussi peu que les autres jours, mais j'avais encore vécu ce truc hier, tu sais, le bus, la musique... La nostalgie. J'arrive toujours pas à croire qu'on en soit arrivées là. Passons, tu vas bien toi ? J'espère que tu vas mieux. Et que fais-tu ? J'espère que tu ne t'ennuies plus. Moi j'ai rencontré une jeune fille au réfectoire. Elle était toute seule à sa table avec sa solitude comme seule compagnie. J'me suis dit que c'était pas cool de laisser quelqu'un seul, et qu'elle avait pas l'air bien méchante, je suis passé outre un "On va l'achever ?" puisque ce jour là j'étais "moi". Elle m'a peut-être trouvée "étrange" à psalmodier une chanson avec normalement un peu d'émotion qui doit y passer, ou elle ne comprenais peut-être tout simplement pas les paroles. C'était bien la seule chose "singulière" chez moi ce jour, j'étais comme une rebelle banalisée, des fringues normales, des chaussures normales, tout de la petite élève modèle que je ne voulais pas être. À part mes cheveux d'une couleur originale, j'étais vraiment n'importe qui, il me manque aussi, ton regard qui me leurrait sur mon unicité, c'est con de se dire que moi, aussi différente que je suis, je m'avoue aimer quelque chose uniquement quand je me lamente de l'avoir perdu.

Il y avait, dans le réfectoire, beaucoup de places avec d'autres groupes d'élèves, et pourtant, elle, était toute seule, j'me suis dit que je pouvais la déranger plus qu'autre chose, mais j'avais déjà posé mon plateau et puis... Ce n'est pas mon genre de me retirer et de me confondre en excuse, et même en général, de changer d'avis. "Y'a que les idiots qui changent pas d'avis." Je sais, et je me mentirais plus jamais à me dire que je suis une fille intelligente.

"Bonjour !"

Je retire mes écouteurs après avoir déposé mon plateau, il faut bien faire honneur à son éducation. Un petit sourire forcé s'impose, comme sur ces photos que je n'avais jamais envie de prendre pour quoi que ce soit. À force de refaire les mêmes choses, on finit par les faire bien, et je sais que j'ai l'air honnêtement heureuse, j'en ai marre de me plaindre à n'importe qui et pour n'importe quoi.

Si je regarde dehors, les allées entre les tables sont quand même dans mon champ de vision. Une personne portant beaucoup de vert a attiré mon regard en s'installant en face de moi (il y avait presque un petit message "ATTENTION REGARDES PAR LA" affiché en gros dans mon cerveau).

- Bonjour !

Pardon, des cheveux verts. Très longs. De magnifiques yeux verts aussi. Elle s'assied avec ce sourire de photographie que beaucoup de gens semblent arborer naturellement. Jamais je ne souris de cette façon sur les photos. Je peux à peine me forcer à sourire normalement.
Cependant, ses yeux seuls me captivent vraiment. Les yeux ont parfois des nuances étonnantes, insoupçonnées. Je ne pensais pas qu'on puisse avoir des iris aussi vifs.

Puisque je mangeais déjà, je me contente de la saluer d'un geste de la main, puis lui indique que je finis ma bouchée. C'est risqué de parler la bouche pleine : les miettes volent facilement.

- Tu viens de sortir de cours ?

J'ai posé la question comme si je la connaissais, même si la réponse est évidente. En même temps, je ne vais pas passer le repas entier à la regarder dans les yeux en silence. Ni à regarder dehors pour éviter de croiser son regard. Ni à regarder timidement mon plateau (je suis au-dessus de ça depuis longtemps, autant ne pas recommencer).

J'enfourne une nouvelle fourchette de carottes dans ma bouche, comme pour ponctuer ma phrase et lui laisser le temps de répondre, tout en replaçant une frisette qui glissait sur mon front.

"Tu viens de sortir de cours ?"

Je venais pas vraiment de sortir des cours, je t'avais écrit et j'étais allé poster ça avant de venir ici, mais j'allais pas étaler notre relation devenue épistolaire avec elle, surtout que je ne la connaissais pas, pas envie de laisser une image de péronnelle comme première impression. J'la laisserai me demander des détails si elle veut, en espérant qu'elle prenne pas une réponse trop vague pour un leurre à question évidente.

"J'suis passée en ville juste avant, mais je n'avais pas pris d'argent pour manger..."

J'écrasais ma tête dans ma main dans un "pouffement" de rire, comme un "T'inquiète, tout va bien." et surtout, comme un "Me prends pas en pitié, ça m’exècre."

"Et toi ? Matinée chargée ?"

J'essayais de me montrer sociable, tant bien que mal, et puis je me suis demandé pourquoi cacher mon anomalie physique comme ça. Par peur d'être jugée différente, peut-être, elle n'a pas l'air méchante mais on n'a vu que trop de fois tomber le masque d'une personne que l'on croyait honnête ou ne voulant que du bien de tout le monde. Et je pense être tristement bien placée pour te rappeler que tu le sais mieux que n'importe qui...

Spoiler:

La mèche tombante refuse de m'obéir. Dans ces moments-là, tout le monde fait comme si la situation était maîtrisée. Sauf que là, j'ai la flemme. De toute façon, elle s'en moque que je remette mes frisettes en place ou que je me gratte le front (je sais très bien que ça pourrait ne pas être le cas, mais je ne vais pas commencer à me tracasser à ce sujet).

Sinon, que dire d'autre de ma camarade sans la dévisager... Elle est polie. Nous ne sommes pas à l'aise dans la conversation. Toutes nos répliques relèvent de la politesse.

Ah. Elle avait prévu de manger ailleurs. N'importe qui saute sur l'occasion de prendre son repas ailleurs qu'à la cantine, peu importe l'école, apparemment. J'espérais que le restaurant scolaire soit meilleur ici. Quoique le repas de ce midi me plaît bien, pour le moment.

- Et toi ? Matinée chargée ?

Chargée ? Ça dépend ce qu'elle entend par là... Je n'ai pas l'impression que les emplois du temps soient si chargés. Bon, j'aurais pu avoir autre chose à faire en dehors des cours.
Je lui répond vaguement avec un sourire faisant écho au sien.

- Nan, ça allait.

Je voudrais bien rester sur cette réponse, mais je me sens obligée de compléter, dévoilant le problème majeur de ma matinée. En même temps, je n'ai pas envie de tuer le dialogue alors que le repas commence à peine.

- J'ai juste traîner au lit et j'ai du me dépêcher de faire tout le reste après.

J'aurai pu ajouter la partie "je me perd dans l'académie", mais je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'étaler ma vie plus que ça. Je deviens vite envahissante quand je commence à parler de ce genre de choses.

"Nan, ça allait."

Ça fait au moins une de nous deux, jeune fille, qui a passé une matinée pas trop mauvaise. Et je sais, je ne te connais pas, pas la peine de me faire la morale, j'apprendrai jamais.

"J'ai juste traîner au lit et j'ai du me dépêcher de faire tout le reste après."

C'était bien ça, t'as passé une bonne matinée. Tant mieux, ça fait au moins une "heureuse". Loin de moi l'idée de cracher sur le bonheur de quelqu'un... tu me connais. Réponse très claire et pas de question derrière ; soit je vais être seule à faire la conversation, soit elle n'a clairement pas envie de parler... dans chaque cas j'ai pas trop ma place à cette table.

"Et tu..."

J'cherche mes mots, c'est pas simple de parler presque seule, ça fait un moment que j'essaie tant que possible de me sociabiliser, mais c'est compliqué de s'accrocher quand on a l'impression d'être une indésirable, même avec son sourire. "Tu t'embarrasses de formalités alors que dans l'absolu, tu ne sais même pas ce qu'est le sang-froid." Mouais, pas faux, mais il est jamais trop tard pour apprendre, et j'avance quand même, c'est pas une manière d'oublier, juste une cure de désintox' pour ces trucs que vous m'avez fait faire. "C'est plus facile de blâmer autrui." Surtout quand la faute lui revient.

"Tu es nouvelle à l'académie ?"

Encore un sourire après un silence gênant, elle doit s'demander à quoi je pense... Je sais même pas si les gens d'ici sont tous de l'académie... Bon, qui ne tente rien n'a rien hein.

Je m'attendais à ce qu'elle me raconte un peu sa matinée en retour, mais il faut croire qu'elle n'en a pas envie. J'ai sûrement bien fait de ne pas m'étendre sur le sujet. Mais je ne vois pas trop de quoi parler à part l'académie, vu que c'est le seul sujet que nous avons forcément en commun, et je sais que certaines personnes s'ennuient vite des conversations sur l'école.

- Et tu...

Oui ? Je quoi ? J'ai bloqué la discussion en racontant brièvement ma matinée ou quoi ? Mes conversations SMS avec mes amis s'arrêtaient souvent à cause de ça : une affirmation.

- Tu es nouvelle à l'académie ?

Ah bah oui. Ça doit être la première fois qu'on me demande ça. Je suis plutôt celle qui aborde le sujet d'habitude, pour une raison ou une autre. Quand je me perd, par exemple.

- Oui, je suis arrivée y a quelques jours. Et toi ? Ça fait longtemps que tu es ici ?

Sûrement plus longtemps que moi. Globalement, j'ai rencontré peu de gens arrivés au même moment, donc des élèves plus nouveaux que moi, je ne pense pas en voir avant un moment. Enfin, je peux me tromper...

D'ailleurs, je trouve ça bizarre qu'il n'y ait pas vraiment de classe fixe... Habitude française, sûrement, mais je trouve ça plus pratique de passer toute la journée avec la même trentaine d'élève. Je sais bien que le système anglais est différent : les élèves ne sont pas tout le temps ensemble et le maximum dans une salle avoisine plutôt la quinzaine. Comment tu te fais des amis si tu débarques fraîchement dans un truc pareil ?
Question bête : en fait, je m'en sors pas trop mal jusque là. J'aurais pu passer tout mon temps seule dans un coin, comme en CE1, mais je rencontre toujours d'autres élèves un peu partout.

"Oui, je suis arrivée y a quelques jours. Et toi ? Ça fait longtemps que tu es ici ?"

"Et elle risque de pas y rester longtemps si elle te connaît d'entrée de jeu." Je connais une fille qui serait un très bon contre-exemple pourtant. "C'est vrai, pour elle, c'était encore pire puisque t'as joué avec ces sentiments." Je vous hais.

"Ça fait bien... un ans ?"

"Mais tu te perds toujours dans les couloirs." En entendant ça j'ai ris doucement, d'un rire plus ou moins féminin.

"Mais j'me perds toujours dans les couloirs."

Pour une fois qu'elles disent quelque chose de "pertinent", et puis, surtout, j'aurais eu l'air d'une folle si j'avais ri sans raison... Ouais, j'aurais eu l'air, seulement l'air. J'mangeais un bout, histoire de lui faire passer qu'elle pouvais en placer une, et surtout parce que sinon j'allais manger froid et que ça m'énerve. J'avais déjà l'impression que la conversation allait tourner en rond, mais je ne détestais pas Capu, et j'avais encore moins un à priori sur elle, juste sur cette conversation dont on effleurait déjà la stérilité. Mais bon, je suis pas devin, et, qui sait, peut-être que nous allons devenir bonnes amies ou je ne sais quoi d'autre de plus merveilleux encore...

- Ça fait bien...un an ? Mais j'me perds toujours dans les couloirs.

Autodérision ? Enfin, à ce niveau-là, rien d'exceptionnel, mais déjà pas mal. Et puis, je comprend bien le problème. Je n'ai jamais été du genre GPS intégré.

- Ah bon ? je ris aussi. J'arrête pas de tourner en rond ! Rien qu'hier, j'ai dû faire le tour complet de l'académie au moins trois fois !

Ce qui est une amélioration puisque mon score tournait autour de huit le premier jour. Peut-être même plus.

Au fait ! Je pourrais lui demander son prénom ! Quoique je ne la connais pas trop encore... et je vois mal comment enchaîner.

- Il me faudrait un plan et une boussole, je pense.

Pas "je pense", plutôt "sûrement". Ou une carte magique qui t'indique également l'étage en fait. Douée comme je suis, c'est la première information que je loupe. Sauf si je suis très motivée ou pressée (en théorie).

- Et des réserves de nourriture, je plaisante. Sait-on jamais que je prenne plusieurs jours avant de retrouver mon chemin.

Et des graines aussi. Pour planter un verger si j'ai le temps. Ça sauverait plein d'élèves perdus (dont moi) tous les jours, non seulement en permettant de se nourrir, mais aussi en créant un nouveau point de repère dans le campus.
Bon, ne pas développer trop sa blague. On va arrêter là.
N'empêche, c'est un concept intéressant. Pas pour le nettoyage, en intérieur, certes.

"Ah bon ? J'arrête pas de tourner en rond ! Rien qu'hier, j'ai dû faire le tour complet de l'académie au moins trois fois !"

Ça nous fait toujours ça en commun, j'imagine qu'il faut bien commencer par quelque part...

"Il me faudrait un plan et une boussole, je pense."

Y'a pas déjà des plans dans l'académie ? Parce que j'avoue que si tu te sers pas d'un plan, j'vois pas pourquoi tu t'servirais d'un autre... Après, la vie est faite de surprises ! Disons que c'est une plaisanterie, j'allais pas faire une fixette là-dessus non plus.

"Et des réserves de nourriture. Sait-on jamais que je prenne plusieurs jours avant de retrouver mon chemin."

Elle pousse la note, là, même si ça part d'une bonne intention. En tous cas, ça confirme bien que cette discussion risque d'être réellement vide d'intérêt... "C'est toi qui lui as parlé, pas l'inverse." Haha, je sais, et c'est bien l'plus vicieux, là j'peux pas trop m'casser comme si de rien était, t'façons j'veux pas vraiment, elle a pas l'air méchante, ou sans doute moins que moi, qui rit plus par réflexe que par amusement.

"En général je trouve la salle par hasard moi... Et sinon, quel âge as-tu ?"

Oui, j'me suis même pas présentée que je la questionne, sauf que, à ce moment là, j'avais même pas pensé à ça. Ouais, sans doute une autre manifestation de mon idiotie, mais y'a des tas de gens qui trouvent la que la maladresse c'est pas si grave, et puis "c'est mignon" aussi. C'est cela même, la maladresse ne cause jamais de problème à personne en plus. "Et donc, c'est la faute à pas de chance pour toi aussi ?" Bah, ouais, j'imagine que j'aurais pu naître dans de meilleures conditions qu'avec un truc chelou dans ma tête et dans tout mon corps, ouais.

- En général je trouve la salle par hasard moi... Et sinon, quel âge as-tu ?

Le hasard... Ce truc qui semble ne pas trop m'aimer. Sans me détester, certes. Quand même, entre les jeux de dés et le dripping, je constate quand même un manque de bol flagrant. Enfin, le dripping, c'est sûrement juste une technique que je ne maîtrise pas.

- Seize et demi. Et toi ?

Oui, "et demi". J'arrive à désoler ma mère avec ces mots-là. Alors que ça fait rire mon père... C'est bête de t'apprendre à dire le "et demi" quand tu es petit pour te dire après que "bah non, c'est un truc de gamin". Du coup, avec des amis, on avait convenu que ça te permet de garder son âme d'enfant. Et on le dit toujours. Finalement, "et demi" est devenue une sorte d'expression pour nous, comme d'autres disent "wesh ma gueule" à la fin de toutes leurs phrases.
D'ailleurs, je me demande depuis combien de temps elle laisse pousser ses cheveux pour qu'ils soient aussi longs... En plus, je ne peux pas estimer par rapport à mes cheveux puisque plus ils poussent, plus ils prennent du volume. Bien sûr qu'ils prennent un peu de longueur, mais beaucoup moins que des cheveux ondulés ou raides.
En parlant de cheveux, j'ai toujours ma frisette sur le front moi...