Ici, personne ne te réveilleras (PV Warren)

Quatre jours. Quatre jours depuis que j'avais été puni. Mais j'avais l'impression que cela faisait une éternité déjà. Le temps semblait passer au ralenti. Quatre jours que je m'affaiblissais de jour en jour. Quatre jours d'agonie. Quatre jours dans la peau de la faiblesse la plus pure. Je n'en pouvais plus.

Tout cela partait de cette punition. Cette punition qui m'avait privé de mon pouvoir. Jusque-là, presque tout allait bien. J'avais saisi que je le regagnerai bientôt. Ce n'était qu'une question de temps, mais je m'étais tout de même résolu à ne pas trop fréquenter la foule. Quelqu'un aurait pu profiter de mon instant de faiblesse pour s'en prendre à moi avec son pouvoir. Si ce n'était qu'une simple bagarre, j'aurais largement eu de quoi me défendre, mais face aux pouvoirs, rien. Aussi, avais-je opté pour la solution intelligente.

Le second jour fut l'un des pires. Je m'étais réveillé avec la moitié de mes forces. Comme si elles étaient retenues par le lit. Pensant qu'il ne s'agissait que d'un réveil difficile, j'avais tout de même fait ma toilette et étais parti en cours. Mais au fil de la journée, mon état empira, si bien que je ne pouvais plus tenir le moindre cours. Lors d'une pause, je m'échappai. Mes jambes surtout me faisaient horriblement mal, alors que je n'avais pas fait du tout d'exercice particulier. Pourtant, j'avais l'impression qu'elles brûlaient. Rasant presque les murs, j'avais décidé de faire une halte à la bibliothèque pour m'y reposer. Ce fut là qu'un vacarme retentit, et que je me précipitai sur le lieu du suicide de Law. J'avais perdu un ami. Mais l'avais-je vraiment perdu ? Je n'en étais pas certain. Ren' y était pour quelque chose. Le jour même, je lui avais laissé une lettre. En espérant qu'il la lirait.

Le troisième jour, mon état avait encore empiré. Tout mon corps était en feu, mais je n'avais plus la moindre force. Je ne pouvais même pas crier de douleur. Pour couronner le tout : mes jambes refusaient de répondre. Impossible de les faire bouger. Pas le moindre tic. En fait, je ne les sentais même plus. C'était l'horreur absolue. Lorsque l'une des concierges passa faire son tour, je ne réussis même pas à lui expliquer ce que je voulais dire, tant utiliser mes cordes vocales était difficile à cause de la douleur. Elle se résolut à appeler l'infirmière. Qui ne put rien pour moi. Il me fut prescrit de rester au lit, et l'on m'apporta quelque chose à manger. Je n'y arrivai pas. J'avais beaucoup trop mal. C'était insupportable.

La nuit menant au quatrième et dernier jour, j'avais vomi. Pendant trente-trois minutes. J'ignorais ce que j'avais à régurgiter, puisque je n'avais mangé que très peu durant les dernières vingt-quatre heures. Il ne me fut pas compliqué de deviner que je n'étais plus que l'ombre du frigant roi Warren. Non, plus que l'ombre du poisson rouge du fringant roi Warren. Je n'étais plus rien. J'avais l'impression que j'allais mourir le soir même. Lorsqu'ils débarquèrent. Je les reconnaissais, ces gens-là. Ça faisait longtemps que je ne les avais pas vus. Les gens de l'Agence. Ce qui m'étonna, du moins autant que je le pouvais, c'était qu'ils étaient apparus avec des intentions clairement hostiles. Comprenant à moitié ce qui m'arrivait, je fus arraché à ma chambre, et endormi pendant le trajet.

À mon réveil, au bout d'un certain temps dont j'ignorais tout, j'avais toujours aussi mal. Je n'étais toujours pas mort. J'étais simplement plongé dans le noir, sur un sol dur. Et je ne sentais toujours pas mes jambes. Pas cool.

J'avais mal. Mais un peu moins. On m'avait presque forcé à ingurgiter de la nourriture pour éviter que je meure. Sitôt fait, on refermait la trappe, et je me retrouvais dans le noir. Toute la journée. Mes jambes ne répondaient toujours pas. Je pensais que je les avais perdues pour de bon. J'avais essayé de me déplacer, mais j'avais rapidement abandonné. Déplacer mon corps nécessitait trop de forces, forces que je n'avais pas. J'étais donc resté sur ce sol dur et froid. Le premier jour, du moins le premier de mon réveil, j'avais deviné qu'il s'agissait de pierre. La lumière que l'on faisait lorsque l'on m'apportait à manger me l'avait ensuite confirmé.

Si ma ration de nourriture était arrivée une heure plus tard ce jour-ci, on m'aurait peut-être retrouvé baignant dans ma salive, ayant viré fou. Bien heureusement, l'aveuglant flash me ramena à la maison, et me rappela que j'étais en vie. La qualité de la ration avait baissé en qualité. Je devais me contenter à présent de pain et d'eau, alors qu'auparavant, j'avais eu droit à beaucoup de viande. Elles m'avaient rendues plus de forces, bien que je n'en eus toujours pas recouvré la totalité. C'était en tout cas suffisant pour traîner péniblement mon corps vers le lavabo, et avoir un contact avec de l'eau. Me débarrasser de ma crasse m'avait arraché un soupir de soulagement, preuve que j'étais toujours humain, et en vie. Mais mes jambes n'étaient toujours pas revenues. Je me souvins alors qu'il fallait à tout prix que je garde ma raison. Je m'étais donc mis à faire des maths. Beaucoup de maths. Jusqu'à sommeil. Le temps ? Je n'en avais aucune foutue idée. Je ne savais pas combien de temps je dormais. Je ne savais pas combien de temps s'était écoulé. Tout me paraissait si lointain. Les souvenirs avec Jïnn. Avec l'Académie. Pourquoi l'Agence… Pourquoi l'Agence ? Je fronçai les sourcils. Puis les détendis. Donner libre cours à ma colère risquait d'aggraver mon état mental. Je me renfonçai dans mes équations logarithmiques.

« Si f de x est égal à quarante-cinq facteur de un moins exponentielle de moins x sur quatre. F prime de x est égal à... Quarante-cinq facteur de un quart fois exponentielle de moins x sur quatre. La limite de f de x pour x tendant vers plus l'infini est égale à... Quarante-cinq par produit et par somme. En traçant la courbe C représentative de f de x, on se rend compte qu'elle admet donc une asymptote horizontale d'équation y égal quarante-cinq. »

Faire des mathématiques à voix haute et claire m'aidait à ne pas perdre mes moyens. Entendre une voix, même s'il s'agissait de la mienne était rassurant. Lorsque j'en avais marre des maths, je me mettais à parler tout seul, aussi. Je refusais de penser à ma situation. Autrement, je m'énerverais sur ma situation, et virerais fou. Ne pensez pas que c'était chose aisée. J'avais perdu la notion du temps, n'avais pas la moindre idée de la raison pour laquelle j'étais ici, je ne comprenais rien. Mais j'étais encore patient. On me dirait. Surtout, je ne pouvais rien faire réellement contre l'Agence.

« Zutsuu ga utau pakkeji, itsu made mo to yo… Je sais plus, j'ai oublié… Mec, tu crains, sérieux. Non, mais ça me reviendra. T'inquiète pas. Eh d'ailleurs… Mes jambes ? Non mais ça cherche pas, j'crois que c'est l'Agence qui les a prises… C'est pour que je souffre pas quand ils me les sectionneront qu'ils les ont totalement anesthésiées. C'est normal. »

De la lumière. On était quel jour ? Combien de temps s'est écoulé entre la première et la dernière ligne ? Des jours ? Des semaines ? Je ne savais pas. On s'en foutait, non ? Je pris mon bain de lumière, et c'était tout. Quelques sont se firent entendre. Inhabituels. C'était pas à manger. C'était une feuille et un stylo. Et des instructions.

« … Eh, surprenant… J'sais encore lire… Mais j'ai pas de jambes… Ni de pouvoir… Eh, monsieur, tu me rends mon pouvoir ? »

Aucune réponse de sa part. Je ne voyais pas le moindre trait de son visage. La lumière était trop forte. Haussant les épaules, j'attrapai très maladroitement le crayon, et tentai d'écrire en haut de la première feuille « Jïnn ». Puis, je mordillai le haut du bout de bois taillé. Oui, mais… Que lui écrire ? Ce n'était pas chose aisée. Puis d'ailleurs… À part Jïnn et Myo, à qui pourrais-je écrire ? J'étais seul… J'étais vraiment seul dans ma vie. La preuve. La vérité venait de me frapper en plein coeur. Des larbins, des sujets, des connaissances… Mais des amis ? Était-ce moi qui les refusait, ou était-ce parce que j'étais trop puissant pour eux ? Mais était-ce une bonne chose ? Était-ce, était-ce, était-ce…

Je gommai le nom sur la feuille, et me traînai jusqu'à la trappe.

« Je n'ai rien à écrire. »

Non, en vérité, je n'avais pas grand-chose à écrire. Jïnn était suffisamment fort pour se débrouiller sans moi. Et Myo' faisait sa vie, cela faisait un bout de temps que je ne l'avais pas vu. Quant aux autres… Tous des connaissances. Personne qui ne valût vraiment la peine de recevoir un mot de ma part. Je ressentis tout de même un pincement au cœur, alors que je me refusais le réconfort de la pensée d'être chers. Du peu d'êtres chers que j'avais. Certes, ça faisait peu. Leur écrire changera-t-il vraiment quelque chose ? Je ne pensais pas. Le crayon fut repris, et je me contentai de profiter de mes dernières secondes de lumière pour regarder autour de moi avant que le noir complet ne se fasse de nouveau.

Je pense que sans ces rations de lumière plus ou moins régulières, j'aurais pu devenir totalement nyctalope. Les maths avaient fini par me fatiguer pour de bon. Je m'étais donc mis à engager des dialogues avec moi-même. De plus en plus souvent. Je ressentais de plus en plus le besoin de m'entendre. Je sentais que ma santé mentale ne tenait qu'à ce peu de choses. J'étais résolu à m'y attacher fermement. Parfois, j'engageais des conversations, je débattais de sujets philosophiques. D'autres, je me racontais des souvenirs. Ou encore, j'inventais des histoires.

Les repas étaient devenus le plus souvent froids. Et simples. Du pain et du beurre, difficile d'économiser plus. Mon rassasiement à chaque fois ne durait qu'une demi-heure en cas de chance. Du moins, ce que j'estimais être une demi-heure. Je n'avais plus la moindre notion du temps. J'ignorais si j'avais compté trop vite, trop lentement. Je n'avais absolument aucun moyen de me repérer.

Mes cheveux avaient poussé anormalement vite. Ils commençaient à entrer dans mes yeux. À plusieurs reprises, ils m'avaient piqué au réveil. J'avais à les replaquer en arrière en un geste élégant à chaque fois, ou en tout cas ce qu'il me restait d'élégance. On admettra en effet qu'il y a plus élégant que devoir se traîner sur un sol de pierre pour devoir se déplacer. Je trouvai finalement la solution à ces cheveux dissidents en les plaquant en arrière une fois qu'ils étaient mouillés. Je n'avais jamais aimé les coupes à l'eau, mais je n'avais pas vraiment de quoi rechigner.

J'avais faim. J'avais tellement faim. Ce n'était plus assez. Mon ventre commençait vraiment à se tordre de douleur, si bien que la position que j'avais adopté le plus souvent était assis contre un mur, mes jambes mortes devant moi, me tenant les abdominaux. Un toast, et de temps à autre des légumes. C'était loin d'être suffisant. Bien trop loin. J'avais si mal que la douleur m'empêchait de trop parler, m'exposant à une folie grandissante. C'était dangereux. Très dangereux. Je buvais autant que possible, mais cela ne suffisait pas à calmer mon horrible faim. J'en avais trop peu. C'était très difficile à supporter. Trop, même.

La lumière de la trappe me faisait de plus en plus mal aux yeux. Je l'évitais autant que possible, lui tournant le dos lorsque je mangeais. J'étais habitué à l'obscurité. Elle était mon amie. Une amie dans la douleur grandissante de mon ventre, mais mon amie quand même. J'étais plus à l'aise. On était plus discrets dans le noir. C'est mieux pour les coups d'état, le noir. C'est plus musclé, le noir. Le noir, c'est mieux.

Un jour, quelqu'un qui n'était pas moi brisa le silence. Quelqu'un, ou quelque chose. Ou les deux. Il y avait de grands chocs. Et des cris. Étrange chose. Ma curiosité s'éveilla de son profond sommeil. Dommage, car elle semblait vouée à ne pas avoir de réponse. Je ne pouvais rien faire. Seulement me traîner dans ma petite pièce.

Mon ventre me faisait toujours aussi mal. Cela faisait x temps que je n’avais pas mangé. Tout ce que je pouvais dire, c’est que ça faisait trop longtemps déjà. Me serrant légèrement les côtes pour protéger mes intestins de je ne savais quoi, je me rendis compte que les cris et les tremblements n’avaient pas cessé. Au contraire, ils s’étaient amplifiés. Mais il n’y avait pas que ça. Des cris, des bruits de course, d’autre sourds, des coups… De feu ? Bien que dans le noir, j’avais redressé ma tête presque par instinct. La curiosité avait laissé place à de l’espoir. J’avais oublié cette sensation. Il y avait une bataille dehors. Il ne pouvait pas en être autrement. Les gens se battaient. Les gens venaient pour moi ? Mais qui aurait osé défier l’Agence ? Je ne retins plus mes pensées, me laissant aller à imaginer une équipe de rêve venue de Tsuki pour me libérer. J’imaginai Maester, accompagné de Jïnn et Myo’, ainsi que d’autres dans une folle opération libération de Warren.

Les coups de feu se rapprochaient. Ils étaient proches. Peu importe qui venait, ils étaient proches. Il fallait qu’ils tiennent. Je ne pouvais que soutenir une attaque contre mes geôliers. Qu’ils nous veuillent prétendument du bien ou non. D’un seul coup, les coups de feu cessèrent. Le silence était presque revenu. Il n’y avait plus que des bruits de pas pressés. Ça se rapprochait. Encore. Encore plus. Je priais pour voir débarquer un inconnu pour me tendre une main vers la sortie. Je devais partir d’ici… Dussé-je me traîner par terre jusqu’à la sortie !

Victoire. La porte s’ouvrit d’un seul coup en grand. N’étant plus du tout habitué à autant de lumière, je levai mes bras pour m’en protéger. Trop, beaucoup trop… Mon obscurité… J’allais la laisser pour la liberté. Les bruits de pas se rapprochèrent, et m’intimèrent un ordre. Quelques secondes plus tard, une aiguille dont je ne ressentis que la moitié de la douleur se planta dans une veine de mon cou avec une impressionnante précision. Aussitôt, un liquide doux se répandit à une vitesse folle dans tout mon corps… Et… Toutes mes forces se mirent à revenir. Très rapidement. La douleur dans mon ventre disparut, je me sentis en meilleure forme, et bien mieux encore… Mes jambes étaient de retour, en parfait état. Je voulus relever le regard vers mon sauveur, mais la lumière m’aveugla encore, m’obligeant à fermer les yeux. Me servant de ma main pour m’en protéger, je me relevai avec un peu de peine, et emboîtai le pas pressé de l’intervenant.

« Hey, attendez-moi… ! »

Mes yeux papillonnaient. J'étais un peu sonné. Tout allait vite, beaucoup trop vite. J'avais l'impression de m'être fait réveiller de toute urgence d'un très profond sommeil. Ce qui finalement était partiellement vrai. Il y avait trop de lumière. Tout était trop éclairé. J'avais les paupières à moitié ouvertes, suffisamment pour ne pas me prendre de mur, ou n'importe quel objet se dressant sur ma trajectoire. Je suivais la silhouette devant moi, qui marchait d'un pas pressé. Je n'avais toujours pas d'informations sur la situation. Je tentai d'ouvrir un peu mieux les yeux pour observer l'endroit tout de même : des couloirs blancs. Fortement éclairés. De la lumière. Mais de la lumière tachée. Tachée de sang. J'écarquillai malgré moi les yeux, et les refermai d'ailleurs aussitôt : des cadavres. Des cadavres jonchaient le sol. Du sang, des armes, de la peur, de la terreur. Cet endroit étant blanc, et terrifiant. Pourtant, j'avais déjà tué. C'était loin d'avoir été une habitude, mais je l'avais tout de même déjà fait, il y avait de ça bientôt deux ans. Mais là, j'étais vulnérable. Bien qu'en pleine possession de mes capacités physiques, je me sentais bien trop fragile. Il me manquait l'essentiel, l'essence de mon être. Il me manquait Encounter. Sans Encounter, le monde était beaucoup trop hostile.

Mon dos fut parcouru d'un frisson lorsque l'homme devant apprit la mort d'une fille. Quelle fille ? L'Agence avait donc emprisonné d'autres élèves ? Mais pour quelle raison ? Pourquoi, bon sang ? Mes yeux s'étant à peu près réhabitués à la luminosité ambiante, je me permis de les rouvrir totalement, bien qu'avec un peu de difficulté tout de même. Juste avant, il me parlait de survivre. Mais survivre à quoi ? N'allait-il pas me conduire à l'Académie ? L'Académie… Devrais-je vraiment y retourner… Je n'eus pas vraiment le temps de me poser la question : mon sauveur m'attrapa par le col, et me plaqua une arme sur le torse. Je la pris, un peu surpris et apeuré. Une arme à feu… J'en avais déjà manié, le M1911 d'Aleksei… Mais il ne s'agissait que d'une réplique. D'autant plus que je visais avec grâce à Encounter. Je finis par la tenir assez fermement, tentant de dissimuler mes tremblements. Lorsque j'aperçus la sortie de secours, je fis quelques pas devant sans même y réfléchir, et la porte se referma vers lui. Je repris un peu mon souffle, m'adossant alors au mur à côté de la porte, remettant mes cheveux désordonnés en place. J'aurais tout le loisir de m'en occuper lorsque j'aurais trouvé quoi faire. Merde… Avec des habits aussi déchirés et sales, je n'allais pas pouvoir aller loin… Mes habits… J'observai un instant mes poignets. Ils avaient déchiré ma chemise. Ils avaient pris en taille. De même pour mes bras… Mes épaules… Non. J'avais grandi. J'avais anormalement grandi. Je ne reconnaissais même plus mon propre corps. Mes mains étaient bien trop grandes. Mes pieds aussi. Je n'avais même pas de chaussures. Mes ongles avaient sérieusement besoin d'être coupés. Mes jambes étaient devenues plus fortes.

… Avais-je vraiment le temps de tergiverser sur cette étrange transformation ? D'un seul coup, je me décollai du mur, et me mis à courir. Peu importe où. Le plus loin, le plus vite possible. Je devais rencontrer le moins de gens possibles, avait-il dit… Le moins de gens… Ma course ne dura pas très longtemps : je n'étais pas du tout habitué au rythme de ce nouveau corps, mes pieds me faisaient mal, mais je persistai à marcher. Ne sachant même pas si c'était vraiment l'Académie que je voulais atteindre… Si j'y retournais… L'Agence reviendrait sûrement… Ça, il en était hors de question.

Je m’étais refusé de m’arrêter de marcher. La moindre pause n’était pas permise. Tant que j’étais encore dans cet endroit rattaché à l’Agence, je ne serais pas en sécurité, me disais-je. Qui sait si l’un des survivants n’avait pas déjà été lancé à ma poursuite ? À cette pensée, je serrai le poing sur mon arme à feu. Putain, c’était n’importe quoi… Au fur et à mesure que j’avançais, en dépit de la plante de mes pieds qui me faisaient souffrir, je me rendais lentement compte de ma situation. Le doux sentiment de liberté grandissait en moi, accompagnée d’une colère grandissante. Ainsi, avais-je été pris pour victime par l’Agence ? Pourquoi… ? Vengeance avait déjà été faite, mais fallait-il vraiment que je m’en même plus que ça… ? L’Agence était puissante, très puissante. Ce jour-ci, elle m’effrayait, et je doutais pouvoir l’attaquer sans risque même une fois que j’aurais récupéré Encounter. Non, ce n’était pas le moment d’y réfléchir, le doute risquait de me faire arrêter… Tant que je ressentais encore le danger, je devais me contenter d’avancer. C’était tout.

Cela dura de longues, et interminables minutes. Si j’avais remarqué la moindre courbe dans le chemin, j’aurais juré que je tournais en rond. Mais non, il s’agissait un tunnel rectiligne très long. Combien de kilomètres ? Un ? Deux ? Non, c’était plus que ça. Je n’étais même pas certain d’avoir gardé la notion de telles distances de toute manière. Avec mon nouveau corps, déjà souffrant, je n’étais plus trop sûr de mes capacités. Sans doute avaient-elle augmenté, mais à quel point ? Je remis cette vérification à plus tard. Il y avait quelque chose au loin. De la lumière. Et un mur. L’espoir renaissant, je me hâtai, du mieux que je pus, vers le salut de mon calvaire. Des échelons qui menaient à la surface. Je peinais à y croire. J’allais enfin sortir… Je gravis lentement l’échelle qui m’était offerte, relevant la tête vers le ciel. Le ciel… Enfin, tout mon corps émergea de sous terre. J’enjambai le rebord de cette sorte de puits, puis je me laissai tomber dans l’herbe. Libre. J’étais libre… À la surface… Je profitai de cette pause libératrice pour reprendre mon souffle, avec un immense baume au coeur. J’allais bien. J’allais pouvoir récupérer mes droits, ma vie. Encounter reviendra d’ici peu. Je laissai mon arme à feu sur mon torse, et plaquai mes mains sur mon visage, les relevant lentement vers mes cheveux pour les remettre en arrière.

« Le roi est vivant. Vive le roi. »

Ces cheveux avaient sérieusement besoin d’être coupés… Je me redressai enfin en position assise, après ces dix minutes de repos, attrapant de nouveau mon arme avec plus d’assurance que les fois précédentes. Bon. Tout d’abord, je devais retourner à Tsuki. Ce n’était pas de gaieté de coeur, mais il s’agissait de mon seul repère. De plus, je ne comptais pas y faire long feu. Je devais au choix parler au directeur, ou m’en échapper le plus vite possible. Il me fallait une autre école, et vite. Il existait forcément une autre école de magie, Tsuki ne pouvait pas être la seule à avoir ce rôle… Le monde est si vaste… Je ne pouvais pas courir le risque que l’Agence me prenne à nouveau. Pire, ils pourraient s’en prendre à d’autres. Cela pourrait être le tour de Jïnn, presque aussi puissant que moi, ou Myo’, dangereux à sa manière… Non seulement je devais partir de Tsuki, mais je devais me débrouiller pour… Protéger, secourir… Comment ferais-je cela ? Non non, partir n’était pas une option. Je devais parler au directeur. Il n’accepterait jamais ce châtiment. C’était beaucoup trop. Je devais lui poser des questions. À lui… Et à Ren’.

Oui, c’était décidé. Je devais d’abord retourner à Tsuki. Je me relevai, et daignai enfin regarder autour de moi : bien évidemment, je n’étais pas en ville. C’était plutôt la campagne. Je fronçai les sourcils. La ville n’était pas bien difficile à reconnaître… Même de si loin, et c’était bien le problème : de la fumée noire s’en échappait. Beaucoup trop de fumée. Un incendie ? C’était loin d’être prévu, ça… Je me souvins néanmoins des paroles de mon sauveur : éviter la ville. De toute manière, l’académie n’était pas en frontière de la ville : j’allais devoir passer par-là. J’avais en fait d’ores-et-déjà choisi mon chemin : à partir du cimetière, je passerais par le quartier résidentiel. Entre ça, le quartier animé ou le quartier touristique, c’était vite choisi. Je devrais cependant me faire le plus discret possible durant le passage. De plus, du cimetière, je pourrais normalement voir ce qui se tramait d’étrange. Cette fumée noire n’était pas normale. Mon plan était établi. Sans perdre de temps, je me pressai d’un pas rapide dans la forêt. J’allais avoir les pieds ensanglantés par les chemins escarpés de la forêt, mais tant pis. Si je devais voler des chaussures sur le moment, je n’aurais pas hésité un seul instant. Hélas, je ne croisai pas le moindre chat. La forêt était silencieuse.

Ce ne fut que lorsque je sus que je m’approchais du cimetière que je commençais à entendre des cris au loin. Il se passait quelque chose de grave en ville. Malgré mes pieds couverts de sang, comme prévu, je me dépêchai d’atteindre ma destination, me rapprochant en même temps. Les cris se faisaient plus forts. Mais il y avait deux sortes. Les premiers étaient des cris de douleur. De peur. Le genre de cri qui vous fait hésiter à continuer, ou qui au contraire vous rend inquiet et éveille votre curiosité. Les autres semblaient être des cris de protestation dont je ne parvenais pas encore à saisir le propos.

Arrivant enfin à destination, j’escaladai le grillage, m’excusant à voix haute pour troubler le sommeil des morts. Mais en pleines demandes de pardon, je me figeai. Les cris étaient devenus intelligibles. Tous.

« Morts aux monstres !
- Qu’ils disparaissent tous !
- Que le diable les emporte !
- L’humanité vaincra ! »

Mon sang se glaça, et je restai figé au milieu des tombes. Quoi ? Morts aux monstres ? C’était impossible… Non, c’était impossible… Tsuki avait été… Non ! C’était pour ça que je devais éviter la ville ? Je serrai fort mon arme contre moi. Hors de question… Il en était hors de question ! Je traversai le cimetière au pas de course, pour traverser comme prévu le quartier résidentiel. Hors de question que je laisse ces connards s’en prendre à Tsuki !

J'avais l'impression d'avoir atterri en enfer. Cet endroit n'était plus que l'ombre de mes souvenirs. J'étais dans un cauchemar. Un véritable cauchemar. Dans ma course, je chargeai à l'avance mon arme à feu, au cas où j'aurais à tirer dans le feu de l'urgence, mais je me gardai de laisser un doigt sur la gâchette au cas où. Sans Encounter, je n'étais pas du tout habitué aux armes à feu. Encore moins avec une véritable. Partout autour de moi, il y avait des graffitis. Des graffitis qui me donnèrent mal au cœur. Qu'est-ce qui avait bien pu dégénérer dans l'organisation de Tsuki pour qu'on en arrive là ? Je voulais une explication. Une réelle explication. Il n'y avait qu'un seul moyen pour l'avoir : me rendre au principal endroit concerné. Partout autour de moi, les gens courraient, aussi. C'était un véritable miracle qu'ils ne m'aient pas remarqué pour le moment. J'étais tout de même muni d'une arme à feu, et mes vêtements déchirés me faisaient ressembler à un rescapé.

Ma route était courte. En toute logique, je n'avais qu'à courir droit devant moi pour me retrouver dans le quartier des alentours de l'académie. J'avais de la chance : la confusion entre les gens qui allaient dans le même sens et les autres qui allaient dans le sens opposé me permettait de faire ma route sans être soupçonné. L'arme à feu pouvait peut-être aussi jouer en ma faveur, témoignant de mon incapacité à tuer de mes propres mains ou avec des dons surnaturels pour le moment. Je pouvais donc presque me fondre dans la masse, si l'on oubliait mes habits. Quoi qu'il en fût, je continuai ma course vers l'académie. J'y étais presque.

Une voiture bleue passant par-là s'arrêta quelques mètres plus loin. Je n'y prêtai pas attention, continuant à courir, jusqu'à ce que je reconnusse l'infirmier de Tsuki. J'ignorais si ma mémoire s'était beaucoup améliorée depuis je ne savais quand ou si c'était l'urgence de la situation qui le voulait, mais je me souvins immédiatement de son nom : Mr. McAlister. Sans réfléchir, je lui obéis, et entrai dans la voiture en vitesse. Gardant tout de même la main serrée sur mon arme de poing, je haletai, et réussis à articuler une fois qu'il fut entré :

« On va à l'académie ? »

Je repris du mieux que je pus mon souffle. Je m’étais littéralement jeté sur la banquette arrière, tenant mon ventre, grimaçant à cause de mes halètements. J’avais posé mon arme sur le « sol » de la voiture, et n’avais même pas pris la peine de mettre ma ceinture de sécurité. La police avait d’autres problèmes à régler de toute manière. Une fois que je me fus un minimum remis, je commençai à observer autour de moi. Ces bâtiments… C’était comme il avait dit. Nous n’allions pas à l’académie. Nous nous en éloignions, même. C’était pire que mauvais signe. Je suivis des yeux le professeur, en tout cas du mieux que je pusse. Redressé, appuyé contre la fenêtre droite, mes yeux étaient tantôt rivés sur l’adulte, tantôt sur le paysage, l’écoutant de toutes mes oreilles. Redoutant cependant ce qui allait suivre.

Évidemment. Je le savais. C’était évident. Depuis les premiers cris, je l’avais deviné. Mais je ne voulais pas le penser. Je voulais au pire, penser qu’ils résistaient encore là-bas, qu’ils se débrouillaient pour trouver une issue… L’académie n’avait donc jamais prévu ce genre de choses ? D’ailleurs, certains élèves ne pouvaient simplement pas laisser une telle situation arriver. Jïnn, Lynn’, Myo’, les professeurs, et bien d’autres… Il ne pouvait pas y avoir une hécatombe totale. Pourtant, j’étais sonné par la nouvelle. Je pensais tout cela sans grande conviction. Mais… Une autre partie de moi voulait en avoir le coeur net. Une autre partie de moi réclamait justice, pour nous, mutants qui n’avons jamais voulu faire de mal aux normaux.

Le regard assombri, je me morfondis sur la banquette arrière. Plus blasé que choqué en apparence à vrai dire. La colère montait lentement. Lentement, je me penchai pour ramasser mon arme de poing. Elle risquait de me servir, finalement. Petit à petit, un plan s’élaborait dans ma tête. Je devais savoir ce qu’il s’était passé. Je voulais des réponses. J’en avais à tout prix besoin. Tant pis si cela signifiait de faire des actes totalement déplacés… C’était l’état d’urgence, non ?

J’enfilai comme il me l’avait indiqué le sweat dans le coffre. Il était gris. De suite, sa douceur me réchauffa un peu. Soupirant légèrement, je me préparai à agir.

« Professeur... »

Je retirai la sécurité de l’arme, laissant retentir son bruit caractéristique, et la pointai à deux centimètres de sa tempe.

« Ce n’est pas que je vous veuille le moindre mal… Mais j’ai besoin de réponses immédiates. Continuez à rouler, il est simplement hors de question que je sorte de la ville sans savoir tout ce qui s’est passé, comment et pourquoi l’académie est tombée. »

Si ma voix avait l'air plus ou moins assurée, ma main tremblait légèrement. D'une part à cause du poids de l'arme, mais surtout pour ce qu'elle représentait. Un faux mouvement de ma part ou de la sienne, et il mourrait. Bien évidemment, il était hors de question que je le tue. S'il avait refusé de répondre, je me serais tout simplement échappé de la voiture par un autre moyen. Voyant qu'il commençait à paniquer, je baissai lentement mon arme, la gardant dans mon poing. C'était lui qui conduisait, ç'aurait été dérangeant si nous eûmes fini dans le mur. Je faisais du mieux que je pouvais pour ne pas laisser paraître le moindre signe trahissant ma peur et ma propre panique. C'est un signe de faiblesse, comme je l'ai toujours dit.

Il se mit à parler. J'écoutai attentivement. Je n'en dis rien. C'était tout ce qu'il savait. En quelques phrases seulement. Un silence lourd s'installa, seulement entrecoupé par les sanglots du professeur. Je restai là, assis sur la banquette arrière, à graver chaque lettre composant ses phrases dans mon cerveau. « Forêt ». « Témoins ». « Police », puis « armée ». Ma main gauche, celle libre, se crispa sur le cuir de la banquette. Alors c'était comme ça… Encore cette histoire de forêt. C'était ma faute. Puis, tous ces gens s'en sont mêlés. Tous ces gens sont venus pour mettre à sac l'académie…

Je souris. C'était comme ça que les choses se passaient, hein ? Tant pis. J'allais répondre de mes actes. Je n'avais aucun problème avec cela. J'ai toujours assumé ce que j'avais à assumer. Je rabattis d'abord la capuche sur ma tête, cogitant à un nouveau plan, mais relevai subitement la tête. Je savais ce qu'il fallait que je fasse. Je savais ce qui était le mieux pour moi, et pour le monde.

« Professeur, allons à l'académie. »

Ma voix n'avait pas tremblé le moins du monde. Je savais ce que j'avais à faire. Je n'avais absolument aucune raison d'hésiter. J'étais déterminé. Relevant mon arme, je la tins avec le bout des doigts par le canon pour la placer devant moi, soit juste à sa droite, bien en évidence.

« On va à l'académie, répétai-je. Nul part ailleurs. »

Discrètement, je pris une grande inspiration. Je me devais de bien lui retranscrire le message, qu'il puisse comprendre de quoi il en retournait vraiment.

« MacAlister, ce que je veux dire par-là, c'est que si je ne m'y rends pas maintenant et que je m'échappe de cette ville en vie, je reviendrai ici. Infiniment de fois plus fort. Vous comprenez ? »

Le but ici n'était pas de l'intimider. C'était simplement… La stricte vérité.

« Je vais rejoindre les nôtres. Pour le bien du monde. »

Je cachai un grand soupir et me renfonçai dans la banquette arrière. Cette situation semblait totalement surréaliste, et pourtant, c'était vrai. Une partie de moi se posait un millier de questions. Mais l'autre partie refusait de les voir, et d'y réfléchir. Je ne voulais pas y penser, ou j'allais craquer. Je ne devais pas craquer. Autrement, je céderais à la tristesse et la colère. Or, cela n'apportera rien de bon. Ni à cette ville, ni au monde qui s'emparera de ces faits. Encore moins à moi, bien que l'idée semble pour le moins alléchante.

Sérieusement, qui ne penserait pas à se venger avec le pouvoir qu'est le mien ? Je pourrais annihiler cette ville en l'espace de quelques secondes. Je pourrais partir, m'échapper, ruminer, laisser exploser ma haine et tous les exterminer… Je secouai ma tête. Non. Pas de ces pensées macabres. Je n'étais pas un meurtrier, et je ne souhaitais pas le devenir. Aucun de ces gens ne mérite la mort. Aucun d'entre eux ne le méritait. Passant une main sur mon front, je m'efforçais d'imposer cette idéologie dans mon crâne. Ce n'était pas facile, évidemment que ce n'était pas facile. Mais tous les tuer me réduirait à un moins que rien. Pour moi qui me fais appeler parfois « Dieu de la Destruction »… Un dieu cédant à ses passions ne s'est jamais vu. C'est pourquoi je devais me concentrer seulement sur mon objectif. Le seul, l'unique pour l'instant. En finir. C'était ça, ou une guerre permanente contre le monde.

Je reconnus les quartiers autour de l'académie. Nous approchions. Mon coeur battait de plus en plus fort. Je savais qu'à tout moment, je pouvais tout abandonner et supplier le professeur de m'emmener loin d'ici. Je serrai les dents, et mordis ma langue pour ne pas craquer. J'avais cette impression d'être un soldat partant en guerre, un simple soldat de bas étage, ceux que l'on envoie en pâture sur le champ de bataille. Un soldat démuni de toute particularité, qui sait qu'il va bientôt… mourir.

Je mordis mes lèvres plus fort que jamais. Il était hors de question que je craque, mais il était trop tard. Le sentiment de vie était beaucoup trop fort pour moi. Ma vue se brouilla. Avant que le professeur ne remarque mes larmes menaçant de tomber, j'essuyai mes yeux d'un rapide revers de la manche. Non, je devais me ressaisir. À tout prix. Resserrant la main sur mon arme posée à côté de moi, je contractai tout mon corps pour ne pas laisser de nouvelles larmes se manifester. En résulta tout de même quelques tremblements incontrôlables, alors que nous nous rapprochions du portail. Silencieusement, je pratiquai un exercice de respiration pour me calmer. Si bien qu'il me fallut tout de même une dizaine de secondes pour réagir à la réplique du prof. Je relevai la tête, les yeux peut-être rougis.

« Ne vous inquiétez pas pour moi, professeur. Inquiétez-vous pour vos enfants. »

J'avais souri en disant cela. L'un de mes derniers sourires. Dieu allait rejoindre le ciel aujourd'hui. Il allait régner là où il se devait de régner. Seules ces pensées parvenaient à me faire sourire. J'allais rejoindre tout le monde. Je refusais de laisser parler mon égoïsme qui hurlait à la vengeance. J'ouvris alors la porte, sortis de la voiture. Et j'avançai lentement vers le hall d'entrée de l'académie, l'arme à feu dans ma poche. Elle sera mon seul compagnon pour l'Ascension.